top of page

    Il y a bien longtemps, à une époque ancienne oubliée des pères de nos pères, lorsque le monde était encore jeune, sauvage et aventureux, se trouvait dans les plaines barbares la belle Yln, la plus vaste cité de mémoire d'homme. Hautes étaient ses solides murailles, grands étaient son orgeuil et sa renommée, fierté des Rois Valars. Edifiée bien avant la naissance des collines, plus ancienne que la pierre, la cité d'Yln était prospère et puissante : ainsi avait-elle hérité du surnom d'Imprenable.

Cependant, un jour vint où l'imprenable cité tomba aux mains de ces ennemis, et le récit de ces jours sombres et sanglants donna naissance à la terrible légende de la Princesse d'Yln.

   

    Au Temps dont nous parlons, les routes du monde n'avaient pas encore été tracées, les terres étaient peuplées d'êtres cruels, d'hommes sauvages et durs comme le fer de leurs lances. Des peuplades et des civilisations depuis longtemps disparues, ancêtres de nos ancêtres, habitaient les landes vierges d'un monde nouveau et à peine formé. Les hommes n'avaient pas encore franchi les grandes eaux de la mer et les longues montagnes dressaient encore les ombres de leurs pics inconquis. 

Dans ces plaines nordiques, aussi vertes autrefois qu'elles le sont aujourd'hui, vivait le sombre peuple des Al'Diens. Versés dans les arts de la guerre, rendus cruels et féroces par les terres froides et hostiles, ils vivaient en tribus indépendantes, tous enfants d'un même peuple mais cependant frères rivaux. Craints de leurs ennemis, les Al-Diens inspiraient la plus vive terreur et nombres de leurs exploits guerriers, aujourd'hui oubliés, errigèrent ce peuple au rang de légende ou de mythe.

Vers la fin du Premier Age, les différents clans rivaux s'unirent un jour sous la même bannière d'un solide guerrier Al-Dien, qui avait su ralier à sa cause onze grands seigneurs de son peuple. L'ambition de cet homme, Ohrlin le Barbare, était de conquérir l'ensemble des plaines afin de régner sur le plus grand royaume qui eut jamais existé. Dominer le monde au prix de son épée, tel était l'orgueilleux dessein d'Ohrlin le Barbare. Les onze seigneurs Al-Diens, menés par leur souverain, partirent ainsi à la conquête d'Yln et des terres des Rois Valars.

 

     Le Roi d'Yln d'alors était un homme bon et sage, comme tous les Rois du peuple Valars l'étaient. Grâce à ses soins, la ville regorgeait de richesses et tous ses habitants étaient prospères. A la tête d'une puissante armée, le Roi savait défendre ses territoires. Ses nombreux fils, aussi vaillants que fidèles, étaient d'excellents guerriers. On disait que les caves des maisons regorgaient d'or et de joyaux, mais le plus beau trésor d'Yln était les douze filles du Roi, toutes belles et sauvages comme les chardons à l'âpre beauté, qui dans les plaines dansent sous le vent. Des douze Princesses d'Yln la plus belle et la plus jeune était la vierge Endil, promise au plus courageux des guerriers de la cité. Ses cheveux avaient la blondeur du soleil en hiver, sa taille était fine comme le cou grâcieux d'un cygne et son visage avait la blancheur de la lune mystérieuse à la face d'argent.

 

O, belle était Endil, fille de Rois et de Reines, de vaillants guerriers et de nobles Dames ! 

 

     Puis vinrent les envahisseurs Al-Diens, qui pendant dix jours tinrent le siège de l'imprenable cité. Alors que les hommes partaient à la bataille, emportant son jeune fiancé et ses frères vers la mort, la belle Endil et ses soeurs montèrent sur les murailles pour embrasser l'horizon du regard. L'herbe n'était plus verte comme à présent, mais couverte du sang des guerriers et la plaine, blessée par les épées, était jonchée de morts et de chevaux agonisants. Bientôt, tous les valeureux Valars furent décimés, combattant et mourrant avec bravoure, incapables de protéger leurs femmes. Le Roi d'Yln lui-même tomba, guerroyant l'épée au poing, aux côtés de ses fils eux aussi tombés. La jeune Endil et ses soeurs éplorées assistaient au spectacle, impuissantes, depuis les hautes murailles. Ce jour là, toutes les femmes d'Yln virent leurs pères, leurs frères, leurs époux et leurs fils tomber les uns après les autres.

 

Hélas, les peines des femmes d'Yln furent bien plus cruelles encore ! 

 

     Les portes d'Yln, jusque là closes, furent forcées, et les Al-Diens pénétrèrent dans la cité, livrant les maisons aux flammes, ravageant les jardins et les statues, pillant et massacrant les enfants. Seules les femmes et les jeunes filles furent épargnées mais dans cette grande tragédie sanglante, c'est elles que l'on traita avec le plus de cruauté. On ne leur donna pas le droit de pleurer et d'ensevelir leurs morts, car on les mena de force sur la place publique, devant le palais du défunt Roi d'Yln. Là on conduisit aussi la jeune Endil et ses soeurs éplorées. Alors, chaque guerrier put emporter avec lui la partie la plus précieuse du butin, car chaque homme pu choisir une femme parmi celles qu'il restait. On sépara les filles de leurs mères, on enleva les plus belles et l'on égorgea les autres, pour jeter leurs corps ensanglantés dans les eaux de la rivière. Le sort des douzes Princesses ne fut pas moins cruel, car on les réserva aux douze seigneurs Al-diens, Ohrlin le Barbare et les autres chefs de tribus réunis sous sa bannière. Les soeurs et les autres femmes en pleurs furent traînées à travers le camp des ennemis où les attendaient leurs nouveaux époux. Et ainsi les femmes d'Yln furent livrées aux assassins de leur peuple. La dernière princesse, la vierge Endil, au coeur encore jeune, qui n'avait aimé que ses frères, fut réservée au Grand Seigneur Ohrlin.

 

     Arrachée aux bras de ses soeurs désolées, elle fut aussi conduite sous la tente de son nouveau maître où il l'étreignit durement. Le soleil nordique se coucha alors sur la cité d'Yln réduite en cendres par les flammes, sur ses morts et ses femmes déshonorées qui avaient eu le malheur d'être trop belles pour mourir. 

 

 

 

     Le lendemain, un soleil rouge se leva sur les plaines alors que la belle Endil arpentait la lande après s'être échappée au cours de la nuit. Sa robe déchirée voletait dans les vents furieux et glacés, emportant ses longs cheveux d'or. Ses pieds nus étaient blessés par les épines des ronces, mais elle ne s'arrêta pas pour autant. Plus grande et plus profonde était la blessure de son coeur, et longtemps elle erra dans la brume, parmi les cadavres de son peuple, à la recherche de la dépouille de ses frères et de son père. Sur chaque tête maculée de sang elle croyait revoir le visage d'un homme qu'elle avait connu, et c'est de ses larmes qu'elle honora le corps de son fiancé, lorsqu'elle le trouva allongé au milieu de l'immense charnier du champ de bataille.

Elle trouva alors une rivière d'argent, entourée de joncs, baignée par l'ombre des arbres. Depuis les murailles écroulées, on y avait lancé les cadavres des femmes égorgées, et c'est là, parmis les nénuphars, qu'elle orna sa chevelure de fleurs pour son dernier voyage. N'ayant plus rien en ce monde que les pleurs, elle se glissa dans le ruisseau et s'immergea dans les eaux froides, rendant son dernier soupir.

 

     Longtemps son corps figé dériva à la surface, longtemps le soleil brilla sur ses cheveux encore blonds et sur ses paupières closes à jamais. Son visage blanc garda la fraîcheur de sa jeunesse, et longtemps encore la noyée dériva, descendant la rivière, rejoignant le fleuve et passant dans la mer, où elle rejoignit enfin ceux qu'elle avait aimés, accompagnée des autres mortes de son peuple. 

 

     Ainsi mourut Endil, en femme insoumise et imprenable, en Princesse d'Yln.

 

O, belle était la fière Endil, brillants étaient ses yeux !

Jeune, pure et altière, descendante d’illustres aïeux,

Fille de roi et de reine, triste était Endil aux longs cheveux !

 

Fragment du récit de la chute d'Yln 

bottom of page